Sur l'espace d'expression politique dont disposent nos collaborateurs (les "migrants")

Durant ma « recherche de migrants » (c’est très étrange de se surprendre à utiliser ce type de formules) à Rennes et en particulier au Blosne, j’ai rencontré beaucoup de refus, ou d’abandons. Le travail des personnes-contacts consiste à aller à la rencontrer d’individus ayant eu un parcours migratoire, à leur présenter le projet, à leur proposer d’y participer avec les conditions qu’il implique : l’écriture d’une lettre, par la personne participante, à destination de quelqu’un resté dans le pays d’origine, la production d’un portrait de cette personne par un photographe professionnel, et l’acceptation de leur publication et diffusion (au sein de l’encyclopédie papier et numérique).

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M. et Mme Jebli, habitants du Blosne de longue date, ont tous les deux souhaité participer à l’Encyclopédie.

 

Là où pour ses initiateurs, il a été discuté, débattu et accepté depuis longtemps, le projet s’impose en bloc aux participants dits « migrants » qui ont un choix à faire : participer ou non. Devant ce choix, certains n’osent pas refuser mais ne disent pas vouloir participer (notamment lorsque le projet est présenté devant un groupe de personnes, lors d’un cours de français par exemple), d’autres échangent leurs coordonnées avec la personne-contact pour une participation potentielle, et parmi eux, certains vont jusqu’au bout, d’autre pas. J’ai ainsi rencontré des gens que je pourrais regrouper, d’après mes impressions, en quatre types de profils :

  • ceux qui se saisissent du projet parce qu’ils l’apprécient, parce qu’ils se sentent en confiance, parce qu’ils se reconnaissent suffisamment dans les catégories « migrants » ou « immigrés », qu’ils ont des choses à partager de ce point de vue et qu’ils considèrent qu’ils peuvent le faire via le projet ;
  • ceux qui sont potentiellement méfiants à l’égard du projet mais qui y voient quand même une opportunité impliquant a priori plus d’avantages que d’inconvénients pour eux et/ou pour la société ;
  • ceux qui sont méfiants face à un projet qu’ils ne comprennent que partiellement, dont ils ne pensent pas avoir le temps de digérer les tenants et les aboutissants et qui préfèrent finalement ne pas participer, ou qui n’osent pas refuser au début mais abandonnent en cours de route ;
  • enfin, ceux qui refusent en bloc, par méfiance ou par expérience, et qui critiquent le projet, à tord ou à raison, à demi-mot ou ouvertement.
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J’ai rencontré Yann via un ami commun. Il a voulu s’investir dans le projet dès notre première conversation.

 

C’est un sujet que j’aurais aimé creuser davantage mais le temps manque. Je peux cependant d’ores et déjà tenter de citer certaines des réticences ou critiques que j’ai perçues ou entendues au cours de mes rencontres et leurs implications potentielles :

Les premières réflexions sur la question me sont apparues lors d’une discussion avec le collègue kurde – qu’on appellera Ajar – d’un homme – qu’on appellera Barzan – que j’ai rencontré dans une association du Blosne. Barzan m’a semblé relativement méfiant et peu confiant à mon égard et à l’égard de ce que je représentais peut-être à ses yeux. La langue a pu jouer un rôle important, il me semble, dans le fait qu’il ait d’abord accepté (ou qu’il ne soit pas parvenu à exprimer son refus) puis qu’il ait finalement abandonné. Barzan est effectivement en France depuis peu, et me semblait en insécurité linguistique lorsque nous échangions. Malgré les cours qu’il prend et ses compétences linguistiques, que j’ai pu observer, Il passait généralement par sa belle-sœur ou son ami pour communiquer en français avec moi. Peut-être aussi lui ai-je mal expliqué le projet, peut-être n’ai-je pas réussi à lui faire entendre l’intérêt de celui-ci, ou peut-être n’avait-il effectivement que peu d’intérêt à y participer, en tout cas moins que j’en avais à ajouter un participant à ma liste.

Son ami Ajar, à qui j’ai aussi proposé de participer, m’a ainsi expliqué qu’ils avaient peu de temps à me consacrer, car ils étaient très occupés dans le restaurant où ils travaillent tous les deux. Cette réponse légitime m’a cependant paru peu concluante puisque nous avions déjà largement et efficacement commencé la lettre avec Barzan et qu’elle aurait pu s’achever rapidement. Durant la seule séance d’écriture, je sentais que sa belle-soeur essayait de la motiver mais que lui n’avait pas vraiment envie. Plus qu’à écrire une lettre, il m’avait surtout invité à boire le thé, à discuter, et me l’a proposé à nouveau depuis.

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J’ai aussi eu l’occasion de proposer le projet à Ajar et nous avons longuement échangé. Je lui ai présenté le principe de l’Encyclopédie, comme je le fais généralement, en disant grosso modo qu’il s’agit, à travers cette expérience, de contribuer à sensibiliser la population européenne à la question des migrations, en donnant la parole non plus aux politiciens et aux journalistes mais aux premiers concernés, les personnes migrantes ou immigrées elles-mêmes, dans toute leur pluralité, dans toute leur humanité, dans toute leur sensibilité, dans l’expression de leurs quotidiens et de leurs intimités, à travers l’écriture d’une lettre. Comme très souvent, avec plusieurs des personnes que j’ai rencontrées, cette présentation n’a pas mené à engager une réflexion sur une approche intime et concrète du projet (à qui ai-je envie d’écrire une lettre, sur quoi, comment on s’y prend, etc.) mais plutôt à un débat sur la question migratoire elle-même, et sur son traitement en France.

Ajar est très attentif aux questions politiques et très positionné sur la question du Kurdistan, sur la question de l’État en général, de la France en particulier, du système dans lequel on vit. On a eu une longue discussion sur ces questions ; on a parlé du PKK, de Daesh, de la Turquie, de la France, des politiciens français, de Rennes, du Blosne, des réfugiés de Calais, de la situation des minorités en France, etc. Nous avons ainsi échangé pendant plus d’une heure avant de revenir au projet. il s’est finalement lui aussi montré peu intéressé pour participer. Il m’a confié « c’est bien mais ça sert à rien ». Il m’a aussi dit qu’il ne voulait pas apparaître dans l’Encyclopédie pour parler de politique (le sujet qu’il aurait voulu aborder). Je l’ai revu à plusieurs reprises et nous continuons à discuter.

Quelques jours plus tard, j’ai rencontré Gloria, via Andrew, un participant qui est venu en France du Malawi pour faire du théâtre. Il a convaincu Gloria de me rencontrer mais cette dernière a refusé très rapidement de participer. Peut-être voulait-elle me rencontrer pour me le dire, peut-être voulait-elle me confier son expérience en me laissant un livre qu’elle a écrit (« Désolé… »), largement autobiographique, et que je suis en train de lire. Elle y conte l’histoire de Ezinma, migrante togolaise qui arrive à Rennes et arpente la Préfecture, le CADA, et appelle régulièrement le 115 pour éventuellement bénéficier (les places sont rares) d’un hébergement d’urgence. Il y est question de demandes d’asile, de souffrances intimes, de racisme ordinaire, « de grands espoirs » et de « petits bonheurs précieux ». Gloria m’a tendu le livre en disant : « tout ce que j’ai à dire est dedans ». Sur le projet, malgré l’insistance d’Andrew qui lui répétait « c’est à des gens comme toi de parler », « tu es intelligente », « tu as des choses à dire », etc., elle a répondu elle aussi « ça ne sert à rien » en ajoutant « ça fait six ans que je suis en France et que rien ne change » et « on est encore mis dans une case (…) on nous mets ensemble dans un livre. »

Gloria est très investie dans la vie associative locale, elle s’est adressé à plusieurs reprises aux institutions et a collaboré avec diverses associations mais son constat est sombre. Je lui ai d’ailleurs dit qu’elle me semblait très déçue et amère, elle m’a répondu qu’effectivement, elle l’était. A propos de la présence récurrente de chercheurs en sciences sociales et de certaines associations « extérieures » dans les quartiers dits populaires et auprès des populations migrantes, elle m’a confié : « je ne veux plus être instrumentalisée ». Elle m’a aussi dit qu’elle avait déjà fait sa « thérapie » comme elle souhaitait la faire, en écrivant deux livres, et qu’elle n’avait plus besoin ni envie de parler de tout ça. Elle m’a laissé son premier livre et m’a dit d’écrire ce que je souhaitais à son propos sur ce blog.

Gloria a refusé de prendre part au projet. Elle m’a cependant invité à lire son livre dans lequel elle a « déjà tout dit »...

Gloria a refusé de prendre part au projet. Elle m’a cependant invité à lire son livre dans lequel elle a « déjà tout dit »…

 

J’ai enfin rencontré, vendredi dernier, Torlor, guadeloupéen (il a été décidé dans le cadre du projet de considérer la migration comme un déplacement depuis l’extérieur vers l’intérieur de la France métropolitaine) qui lui aussi m’a parlé de politique dès que je lui ai présenté le projet. L’histoire et la situation des Antilles, le statut des français des DOM-TOM et la considération politique et médiatique à l’égard de ces territoires, la carte d’identité française comme « matricule », équivalente pour lui à « la carte grise », la situation des minorités à Rennes, les discriminations raciales au logement et au travail, la situation des plus pauvres, Calais, Notre-Dame-des-Landes, la politique française… Je lui ai dit qu’il pouvait parler de politique s’il souhaitait s’exprimer sur le sujet mais qu’il devait accepter les règles du projet, c’est-à-dire la forme lettre et le portrait photographique. Contrairement à Ajar et Gloria, il a complètement investi l’opportunité pour demander des comptes à son cousin, politicien en Guadeloupe à qui il a semble-t-il des choses à dire. Cette rencontre avec Torlor et la potentialité qu’elle représente feront l’objet d’un prochain billet…

Pour conclure à propos de ces quelques expériences, j’ai l’impression que le projet, dans sa forme et dans les directions potentielles qu’il exprime sur le terrain, en tout cas pour ma part, nous dit quelque chose : un certain nombre des personnes que l’on rencontre craignent et/ou refusent de servir un discours politique qu’ils considèrent comme n’étant pas nécessairement le leur, aussi critique, bien intentionné et bienveillant soit-il ; plusieurs personnes que j’ai rencontré m’ont semblé exprimer le besoin de construire et de diffuser autant que possible, et de façon autonome, leurs propres discours. Le sentiment de méfiance que fait naître chez nos partenaires/témoins la présentation d’un projet associatif de ce genre, à tord ou à raison, est peut-être symptomatique, c’est mon intuition, du manque d’espace d’expression politique dont ils disposent habituellement, du fait de leur position sociale de migrants ou d’immigrés, d’habitants de quartiers dits populaires et/ou de minoritaires. Dès lors la questions est la suivante : grâce, avec, ou malgré ses règles internes, dans quelle mesure l’Encyclopédie des migrants peut-elle contribuer à laisser de l’espace d’expression aux participants, c’est-à-dire le pouvoir politique, la légitimité et l’autonomie auxquels beaucoup d’entre eux semblent aspirer ?